UNjE / La Cave Po'
Une mère célibataire peut-elle continuer à être une artiste ? Nathalie Blanchard, autrice et interprète...
Porté par le clownesque Fabrizio Rosselli, Bakéké se veut l’épopée absurde – et muette – d’un dompteur de seaux. Initialement destiné à la rue dans un format plus court, le spectacle connaît sa première représentation en salle au Kiwi – ex-Centre culturel de Ramonville. Un seul en scène ? Pas tout à fait, car ce drôle d’énergumène en blouse et chapeau de paille cohabite et communique avec sa ribambelle de seaux verts en plastique. Devenus personnages à part entière, ces objets ainsi domestiqués lui font vivre une série d’aventures circassiennes tout autant que saugrenues. Si l’on sent planer l’esprit du théâtre de rue, le spectacle s’adapte très bien à la scène. Le contact instauré avec le public, propre aux formes hors les murs, est préservé, et les enfants sont enchantés par l’extravagant dresseur.
Dès les premières secondes, l’ambiance est là : burlesque, décalée. Le clown est né à l’instant où Fabrizio Rosselli a poussé la porte de service au bas de la scène, l’air étonné, pour monter sur le plateau. Comme arrivé là par hasard. L’olibrius, vêtu d’une blouse de travail noire et de chaussettes remontées jusqu’aux genoux, présente ses compagnons de fortune. Une soixantaine de seaux verts, qu’il s’applique à disposer le plus géométriquement, le plus précisément possible. Avec un soin proche de l’obsession et une passion frisant l’illogisme. La logique, pourtant, existe. Elle est la sienne, elle n’appartient qu’à lui. Et il parvient à la communiquer au public, cette logique bancale, cette absurdité méthodique. On croirait d’abord assister au spectacle d’un enfant. De celui·celle qui prend son temps pour préparer son tour, dont la salle attend patiemment la chute. Et elle vient. Après chaque nouveau jeu inventé, la chute arrive en effet, inexorable, et le casse-tête reprend. À travers une série de numéros, le dompteur s’applique, armé d’un mètre ruban, à dévoiler l’incroyable potentiel de ses complices en plastique. Ils peuvent s’empiler en quinconce, et d’une pichenette, s’imbriquer ; ils sautent, roulent, tombent, ou bien servent de tabouret, de repose-pieds, de chaussures. Ils peuvent, ensemble, créer de véritables sculptures. Alors, dans un tremblement de satisfaction, l’artiste admire son œuvre, et l’expose aux yeux du public. Teste son efficacité jusqu’à l’absurde. Mais les seaux, rebelles, n’obéissent pas toujours… Et sont tout bonnement mis en pièce par leur maître ! Les morceaux sont ensuite évacués « discrètement » dans un jeu de jambes mêlant claquettes et danses folkloriques. Véritables animaux de cirque, les bakéké – seaux en hawaïen – offrent à cet obsessionnel de la géométrie des défis et des casse-têtes qu’il ne peut s’empêcher de résoudre.
Grâce à son jeu clownesque solide et précis, Fabrizio Rosselli parvient à transmettre au public sa monomanie. Contamination effective, qui permet au spectacle de ne pas s’épuiser dans son aspect sériel. La manipulation des seaux, elle-même très empreinte de mathématique, se mêle à la poésie du personnage de manière cocasse, presque accidentelle. Sa gestuelle, ses tremblements, ses mimiques font de lui un clown au bord de la crise de nerfs, un peu effarouché. Quelque part entre l’homme des champs et l’enfant timide. Personnage attachant, sans cesse confronté à l’échec, toujours il se remet à l’ouvrage, à la recherche d’une perfection humainement impossible. Les failles et les succès sont montrés avec une même sincérité, propre à celui·celle qui croit en ce qu’il·elle fait. Le drôle de monde apporté par la présence des seaux donne au spectacle une tonalité à la fois comique et très allégorique. Et l’objet/outil universel, ancestral, symbolique, permet des détournements inattendus. Par ailleurs, la mécanique du geste et sa répétition rappellent l’univers du travail à la chaîne. Sauf qu’ici, le désir de créativité fait un pied de nez à l’aliénation. Il s’agit bien d’une obsession, d’un amour, d’une fascination pour la « performance » : goût pour celle qui est artistique, mais aussi questionnement autour de la performance sociale. Car les jeux d’énigmes proposés renvoient inévitablement à la réussite et à la persévérance. Sous bien des aspects, Bakéké se présente donc comme un numéro de clown – en décalage avec le réel, proposant sa propre logique. Et laisse entrevoir, sous sa montagne de seaux verts, un fil politico-philosophique que l’absurde ne ternit pas.
© Fabrizio Rosselli
Artiste : Fabrizio Rosselli
Collaborations artistiques : Étienne Manceau, Pierre Déaux